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et de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne l’effondrât tout à fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que l’affabilité de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hâtai de le tirer de là pour le mener, malgré le froid qu’il faisait encore, à mon donjon, tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m’avait engagé à l’y conduire : il la redit à madame la maréchale, et l’un et l’autre me pressèrent, en attendant qu’on referait mon plancher, d’accepter un logement au château, où, si je l’aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et qu’on appelait le petit château. Cette demeure enchantée mérite qu’on en parle.

Le parc ou jardin de Montmorency n’est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, à force d’art et de génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et le château ; dans le bas il forme une gorge qui s’ouvre et s’élargit vers la vallée, et dont l’angle est rempli par une grande pièce d’eau. Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d’arbres, est le petit château dont j’ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l’entoure appartenaient jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis d’ornements et d’architecture dont ce grand peintre s’était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond entre le bassin de l’orangerie et la grande pièce d’eau, par conséquent sujet à l’humidité, on l’a percé dans son milieu d’un péristyle à jour, entre deux étages de colonnes, par lequel l’air jouant dans tout l’édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît absolument environné d’eau, et l’on croit voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur.

Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un des