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celle-là nécessaire ou superflue. À l’égard de la Morale sensitive, dont l’entreprise était restée en esquisse, je l’abandonnai totalement.

Comme j’avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à fait de la copie, celui de m’éloigner de Paris, où l’affluence des survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m’ôtait le temps d’y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l’ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent pas jusqu’alors fort intéressants par les faits, je sentis qu’ils pouvaient le devenir par la franchise que j’étais capable d’y mettre ; et je résolus d’en faire un ouvrage unique, par une véracité sans exemple, afin qu’au moins une fois on pût voir un homme tel qu’il était en dedans. J’avais toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’aimables ; tandis que je sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu’on me peignait dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que j’étais. D’ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d’autres gens tels qu’ils étaient, et par conséquent cet ouvrage ne pouvant paraître qu’après ma mort et celle de beaucoup d’autres, cela m’enhardissait davantage à faire mes Confessions, dont jamais je n’aurais à rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je me mis à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j’avais déchiré, brûlé, perdu jusqu’alors.

Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit ; et déjà je travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me préparait une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.

Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l’illustre maison