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de mon éloignement pour s’insinuer à ma place et en mon nom dans sa confiance, et me supplanter, à force de zèle à me servir.

La mémoire de Carrion me rappelle celle d’un de mes voisins de campagne, dont j’aurais d’autant plus de tort de ne pas parler, que j’en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C’était l’honnête M. le Blond, qui m’avait rendu service à Venise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non loin de Montmorency. Sitôt que j’appris qu’il était mon voisin, j’en fus dans la joie de mon cœur, et me fis encore plus une fête qu’un devoir d’aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir moi-même, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après, je pars encore ; il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois il était chez lui ; j’entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du moins, pour la première fois, le voir à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point du tout. Après avoir osé tant attendre, je n’osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le Blond ne put qu’être justement indigné, donna vis-à-vis de lui l’air de l’ingratitude à ma paresse ; et cependant je sentais mon cœur si peu coupable, que si j’avais pu faire à M. le Blond quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu’il ne m’eût pas trouvé paresseux. Mais l’indolence, la négligence et les délais dans les petits devoirs à remplir m’ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d’omission : j’ai rarement fait ce qu’il ne fallait pas faire, et malheureusement j’ai plus rarement encore fait ce qu’il fallait.

Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je n’en dois pas oublier une qui s’y rapporte, et que je n’avais interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C’est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis son retour de Gênes, à me faire beaucoup d’amitiés. Il aimait fort à me voir, et à causer avec moi des affaires d’Italie et des folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien des traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J’eus le plaisir