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une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour vivre libre, ils n’avaient point cessé de me voir avec amitié, et j’étais sûr d’être en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la pouvais même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu’ils s’étaient fait un établissement à Clichy, où j’allais quelquefois passer un jour ou deux, et où j’aurais été davantage, si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la même maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit Clichy trop gênant. Attaché à madame de Chenonceaux d’une amitié plus égale et plus familière, j’avais le plaisir de la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assez souvent.

J’avais madame de Créqui, qui, s’étant jetée dans la haute dévotion, avait cessé de voir les d’Alembert, les Marmontel, et la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l’abbé Trublet, manière alors de demi-cafard, dont elle était même assez ennuyée. Pour moi, qu’elle avait recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m’envoya des poulardes du Mans aux étrennes ; et sa partie était faite pour venir me voir l’année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place à part ; elle en aura toujours une distinguée dans mes souvenirs.

J’avais un homme qu’excepté Roguin, j’aurais dû mettre le premier en compte : mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire de l’ambassade d’Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut, par sa cour, chargé des affaires, et enfin nommé réellement secrétaire d’ambassade à Paris. Il me vint surprendre à Montmorency, lorsque je m’y attendais le moins. Il était décoré d’un ordre d’Espagne, dont j’ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses preuves, d’ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent cœur, l’esprit de jour en jour plus aimable. J’aurais repris avec lui la même intimité qu’auparavant, si Coindet, s’interposant entre nous à son ordinaire, n’eût profité