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promit une réponse, et n’en fit aucune. Duclos, à qui j’écrivis ce que j’avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je n’avais d’aucun côté aucune justice à espérer, j’abandonnai cette affaire ; et la direction de l’Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du Devin du village, qui très incontestablement n’appartient qu’à moi seul.

Depuis que j’avais secoué le joug de mes tyrans, je menais une vie assez égale et paisible : privé du charme des attachements trop vifs, j’étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma destinée et m’asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j’étais résolu de m’en tenir désormais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l’agrément de la vie, et dont une mise d’égalité fait le fondement. J’en avais de cette espèce autant qu’il m’en fallait pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance ; et sitôt que j’eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c’était celui qui convenait à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l’orage, des brouilleries et des tracasseries, où je venais d’être à demi submergé.

Durant mon séjour à l’Ermitage, et depuis mon établissement à Montmorency, j’avais fait à mon voisinage quelques connaissances qui m’étaient agréables, et qui ne m’assujettissaient à rien. À leur tête était le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait sa place. Je n’eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt la carrière illustre qu’on le voit fournir aujourd’hui. Je lui prédis que, s’il se rendait sévère sur le choix des causes, et qu’il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti l’effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Démosthène. Il venait tous les ans à un quart de lieue de l’Ermitage passer les vacances à Saint-Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère, et où jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres rendrait la noblesse difficile à soutenir.