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La lettre à d’Alembert respirait une douceur d’âme qu’on sentait n’être point jouée. Si j’eusse été rongé d’humeur dans ma retraite, mon ton s’en serait senti. Il en régnait dans tous les écrits que j’avais faits à Paris : il n’en régnait plus dans le premier que j’avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque était décisive. On vit que j’étais rentré dans mon élément.

Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu’il était, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J’avais fait connaissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et cette connaissance s’était entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j’avais la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu’il crût que c’était à ce titre, ni pour qu’il en parlât dans le Mercure, j’écrivis sur son exemplaire que ce n’était point pour l’auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très beau compliment ; il crut y voir une cruelle offense, et devint mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et depuis lors il n’a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages : tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu’on leur fait, qui puisse même avoir la moindre apparence d’équivoque.

Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir et de l’indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J’achevai cet hiver la Julie, et je l’envoyai à Rey, qui la fit imprimer l’année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, et même assez désagréable. J’appris qu’on préparait à l’Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j’avais envoyé à M. d’Argenson, et qui était demeuré sans réponse ; et l’ayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé M. d’Argenson dans le département de l’Opéra. M. de Saint-Florentin