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mais, ce qui me flatta davantage encore, c’est que les sentiments de madame d’Houdetot et de Saint-Lambert étaient moins changés que je n’avais cru ; et je compris enfin qu’il y avait plus de jalousie que de mésestime dans l’éloignement où il la tenait de moi. Cela me consola et me tranquillisa. Sûr de n’être pas un objet de mépris pour ceux qui l’étaient de mon estime, j’en travaillai sur mon propre cœur avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas à bout d’y éteindre entièrement une passion coupable et malheureuse, j’en réglai du moins si bien les restes, qu’ils ne m’ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de madame d’Houdetot, qu’elle m’engagea de reprendre ; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m’attirèrent encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra dans la suite : et la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d’exemple de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir.

Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu’on en parla dans Paris, et qu’il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandaient partout mes ennemis, que j’étais brouillé mortellement avec tous ceux qui s’y trouvèrent, et surtout avec M. d’Épinay. En quittant l’Ermitage, je lui avais écrit une lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement ; et les attentions mutuelles ne cessèrent point tant avec lui qu’avec M. de Lalive son frère, qui même vint me voir à Montmorency, et m’envoya ses gravures. Hors les deux belles-sœurs de madame d’Houdetot, je n’ai jamais été mal avec personne de sa famille.

Ma lettre à d’Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j’allai à l’Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n’y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j’y en avais tenu vingt, et que, forcé d’en sortir, je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que c’était obstination pure ; que je m’ennuyais à la mort dans ma retraite ; mais que, rongé d’orgueil, j’aimais mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que de m’en dédire et revenir à Paris.