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en spectacle vis-à-vis de madame d’Houdetot me faisait trembler, et j’avais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu’elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque d’Épinay parlait au nom de tous les conviés, et qu’il n’en nommait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant un dîner où j’étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais : M. d’Épinay m’envoya son carrosse, et j’allai.

Mon arrivée fit sensation. Je n’ai jamais reçu d’accueil plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien j’avais besoin d’être rassuré. Il n’y a que les cœurs français qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m’y étais attendu ; entre autres, le comte d’Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa sœur, madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était venue plusieurs fois l’année précédente à Eaubonne : et sa belle-sœur, dans nos promenades solitaires, l’avait souvent laissée s’ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri contre moi un ressentiment qu’elle satisfit durant ce dîner tout à son aise ; car on sent que la présence du comte d’Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et qu’un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n’était pas fort brillant dans celui-là. Je n’ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d’atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m’éloignai de cette mégère ; j’eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame d’Houdetot s’approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une partie de l’après-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même familiarité qu’avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon cœur ; et si Saint-Lambert y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de madame d’Houdetot m’eût donné des palpitations jusqu’à la défaillance, en m’en retournant je ne pensai presque pas à elle ; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.

Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dîner me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m’y être pas refusé. J’y reconnus, non-seulement que les intrigues de Grimm et des holbachiens n’avaient point détaché de moi mes anciennes connaissances ;