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tâcher d’en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s’annonce par des talents, est toujours sûr d’être accueilli. Je le fus ; cela me procura des agréments sans me mener à grand’chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan ; M. de Boze, secrétaire de l’Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du roi ; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient de l’abbé de Mably.

M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu’il me procura : l’une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait très-bien du violon ; l’autre, de M. l’abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très-aimable, qui mourut à la fleur de son âge, après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L’un et l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m’avoir pour son secrétaire ; mais il n’était pas riche, et ne put m’offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait ; mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa fille ; elle était brillante et petite-maîtresse. J’y dînais quelquefois. On ne saurait avoir l’air plus gauche et plus sot que je l’avais vis-à-vis d’elle. Son maintien dégagé m’intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j’avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu’elle m’offrait ; de sorte qu’elle rendait à son laquais l’assiette qu’elle m’avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne laissait pas d’y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d’Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j’avais de le soumettre à