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caché, sachant bien qu’avec quelque art qu’il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande adresse est de paraître me ménager en me diffamant, et de donner encore à sa perfidie l’air de la générosité.

Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes accusations de la coterie holbachique, sans qu’il me fût possible de savoir ni de conjecturer même en quoi consistaient ces accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu’on m’imputait des noirceurs ; Diderot me disait plus mystérieusement la même chose ; et quand j’entrais en explication avec l’un et l’autre, tout se réduisait aux chefs d’accusation ci-devant notés. Je sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame d’Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement à Saint-Lambert, qui continuait à m’écrire avec la même amitié, et qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvais non plus m’en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très-contents l’un de l’autre, et qu’il ne s’était rien passé de ma part, depuis ce temps-là, que mon départ de l’Ermitage, dont elle avait elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m’en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon cœur ne prenait pas le change, j’étais inquiet de tout. Je savais qu’elle ménageait extrêmement sa belle-sœur et Grimm, à cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert ; je craignais leurs œuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au point de l’en dégoûter tout à fait. J’entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J’étais dans la position la plus insupportable pour un homme dont l’imagination s’allume aisément. Si j’eusse été tout à fait isolé, si je n’avais rien su du tout, je serais devenu plus tranquille ; mais mon cœur tenait encore à des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille prises ; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne servaient qu’à me laisser voir la noirceur des mystères qu’on me cachait.

J’aurais succombé, je n’en doute point, à ce tourment trop cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par l’impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu’on me cache, si très-heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressants à mon cœur pour faire une diversion salutaire à ceux qui