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comme des plaintes de l’injustice de leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus porté à les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie et d’ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là même avec plus d’effet. Je sus qu’ils m’imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut qu’elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux : 1° ma retraite à la campagne ; 2° mon amour pour madame d’Houdetot ; 3° refus d’accompagner à Genève madame d’Épinay ; 4° sortie de l’Ermitage. S’ils y ajoutèrent d’autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu’il m’a été parfaitement impossible d’apprendre jamais quel en était le sujet.

C’est donc ici que je crois pouvoir fixer l’établissement d’un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès et un succès si rapides, qu’il tiendrait du prodige, pour qui ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s’établir. Il faut tâcher d’expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond système a de visible à mes yeux.

Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie, que je l’aurais été par les mers dans l’île de Tinian.

Grimm, Diderot, d’Holbach, au contraire, au centre du tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s’en partageaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l’avantage que cette position donne à trois hommes bien unis contre un quatrième, dans celle où je me