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née 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J’en voyais approcher le terme avec une sorte d’empressement. Revenu des chimères de l’amitié, détaché de tout ce qui m’avait fait aimer la vie, je n’y voyais plus rien qui pût me la rendre agréable : je n’y voyais plus que des maux et des misères qui m’empêchaient de jouir de moi. J’aspirais au moment d’être libre et d’échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.

Il paraît que ma retraite à Montmorency déconcerta madame d’Épinay : vraisemblablement elle ne s’y était pas attendue. Mon triste état, la rigueur de la saison, l’abandon général où je me trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu’en me poussant à la dernière extrémité ils me réduiraient à crier merci, et à m’avilir aux dernières bassesses pour être laissé dans l’asile dont l’honneur m’ordonnait de sortir. Je délogeai si brusquement, qu’ils n’eurent pas le temps de prévenir le coup ; et il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, et d’achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. Grimm prit le premier parti : mais je crois que madame d’Épinay eût préféré l’autre ; et j’en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu’elle avait pris dans les précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu’elle me fit attendre un mois entier, indique assez l’embarras où elle se trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s’avancer plus loin sans se commettre : mais après ses lettres précédentes, et après ma brusque sortie de sa maison, l’on ne peut qu’être frappé du soin qu’elle prend, dans cette lettre, de n’y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu’on en juge.

« À Genève, le 17 janvier 1758 (Liasse B, n° 23.)

« Je n’ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu’hier. On me l’a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu’à l’apostille : quant à la lettre, je ne l’entends pas bien, et si nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s’est passé