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cœur des souvenirs bien tendres ; c’est mademoiselle Serre, dont j’ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle j’avais renouvelé connaissance tandis que j’étais chez M. de Mably. À ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage ; mon cœur se prit, et très-vivement. J’eus quelque lieu de penser que le sien ne m’était pas contraire ; mais elle m’accorda une confiance qui m’ôta la tentation d’en abuser. Elle n’avait rien, ni moi non plus ; nos situations étaient trop semblables pour que nous pussions nous unir ; et, dans les vues qui m’occupaient, j’étais bien éloigné de songer au mariage. Elle m’apprit qu’un jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait vouloir s’attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux ; il me parut honnête homme, il passait pour l’être. Persuadé qu’elle serait heureuse avec lui, je désirai qu’il l’épousât, comme il a fait dans la suite ; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des vœux qui n’ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas ! bien court ; car j’appris dans la suite qu’elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j’ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu’on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu’ils laissent au fond du cœur.

Autant à mon précédent voyage j’avais vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant ; non pas toutefois quant à mon logement ; car, sur une adresse que m’avait donnée M. Bordes, j’allai loger à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n’y trouvai plus aucun ; mais j’y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j’aurai beaucoup à parler dans la suite.

J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour