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jours ; mais ma résolution était prise : je jurai, quoi qu’il arrivât, de ne pas coucher à l’Ermitage le huitième jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine ; car je voulais surtout que tout fût fait avant qu’on pût écrire à Genève, et recevoir réponse. J’étais d’un courage que je ne m’étais jamais senti ; toutes mes forces étaient revenues. L’honneur et l’indignation m’en rendirent sur lesquelles madame d’Épinay n’avait pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu’il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J’acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut bientôt fait ; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j’avais déjà, pour nous coucher Thérèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand’peine et à grands frais : malgré la glace et la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de l’Ermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.

Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu’il fallait nous séparer : sa fille voulut m’ébranler ; je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris, dans la voiture du messager, avec tous les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent, et je m’engageai à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu’il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j’en aurais moi-même.

Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j’écrivis à madame d’Épinay la lettre suivante :

« À Montmorency, le 17 décembre 1757.

« Rien n’est si simple et si nécessaire, madame, que de déloger de votre maison, quand vous n’approuvez pas que j’y reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l’Ermitage le reste de l’hiver, je l’ai donc quitté le 15 décembre. Ma destinée était d’y entrer malgré moi, et d’en sortir de même. Je vous remercie du séjour que vous m’avez engagé d’y faire, et je vous en remercierais davantage