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seul dans mon Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune communication, je n’avais d’autre parti que d’attendre et rester en paix ; seulement j’écrivis à madame d’Épinay, sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnête qu’elle pouvait l’être, mais où je ne donnai pas dans le piége de lui offrir de partir avec elle.

Après des siècles d’attente dans la cruelle incertitude où cet homme barbare m’avait plongé, j’appris au bout de huit ou dix jours que madame d’Épinay était partie, et je reçus de lui une seconde lettre. Elle n’était que de sept à huit lignes, que je n’achevai pas de lire…. C’était une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, et qui même devenaient bêtes à force de vouloir être offensants. Il me défendait sa présence comme il m’aurait défendu ses États. Il ne manquait à sa lettre, pour faire rire, que d’être lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci :

« Je me refusais à ma juste défiance, j’achève trop tard de vous connaître.

« Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de méditer : je vous la renvoie ; elle n’est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement ; ce sera de votre part une fausseté de moins. »

Ce que je lui disais, qu’il pouvait montrer ma précédente lettre, se rapportait à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la profonde adresse qu’il mit à toute cette affaire.

J’ai dit que, pour des gens qui n’étaient pas au fait, ma lettre pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie ; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre ? En montrant cette lettre, il s’exposait au reproche d’abuser de la confiance de son ami.

Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon la plus piquante qu’il fût possible, et de me faire valoir dans sa lettre la grâce qu’il me faisait de ne pas montrer la mienne. Il était bien sûr que, dans l’indignation de ma colère, je me refuserais à sa feinte discrétion, et lui permettrais de montrer ma lettre à tout le monde : c’était précisément ce qu’il voulait, et tout arriva comme il l’avait arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant n’eurent pas tout le succès qu’il s’en était