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voir à Paris ; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j’aurai souvent à parler dans la suite, m’ait été jamais utile à rien.

Je revis le musicien David, qui m’avait rendu service dans ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m’avait prêté ou donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu’il ne m’a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s’il s’agissait ici de ce que j’ai dû ; mais il s’agit de ce que j’ai fait, et malheureusement ce n’est pas la même chose.

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire ; car il me fit le même cadeau qu’il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes ; je revis sa chère Godefroi, qu’il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu’on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement ; car elle était au dernier terme d’une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d’un homme que l’espèce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot.

J’avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m’en a souvent donné l’air. Jamais le sentiment de leurs services n’est sorti de mon cœur : mais il m’en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L’exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces : sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l’embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n’écris plus du tout. J’ai donc gardé le silence et j’ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n’y ont pas même fait attention, et je les ai trouvés toujours les mêmes : mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu’où l’amour-propre d’un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu’il se croit négligé.

Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j’y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon