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de Saint-Lambert, qui, quoique assez bien rétabli de son attaque, n’était plus en état de soutenir les fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre paisiblement auprès d’elle. Nous formâmes le projet charmant d’une étroite société entre nous trois, et nous pouvions espérer que l’exécution de ce projet serait durable, vu que tous les sentiments qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits en faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et n’avoir besoin d’aucun supplément étranger. Hélas ! en me livrant à l’espoir d’une si douce vie, je ne songeais guère à celle qui m’attendait.

Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec madame d’Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse ; je lui détaillai tout ce qui s’était passé à ce sujet, et je lui déclarai la résolution où j’étais de quitter l’Ermitage. Elle s’y opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon cœur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j’eusse fait le voyage de Genève, prévoyant qu’on ne manquerait pas de la compromettre dans mon refus : ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d’avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi bien que moi-même, elle n’insista pas sur cet article, mais elle me conjura d’éviter tout éclat à quelque prix que ce pût être, et de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner l’injuste soupçon qu’elle pût y avoir part. Je lui dis qu’elle ne m’imposait pas une tâche aisée ; mais que, résolu d’expier mes torts au prix même de ma réputation, je voulais donner la préférence à la sienne, en tout ce que l’honneur me permettrait d’endurer. On connaîtra bientôt si j’ai su remplir cet engagement.

Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa force, je n’aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut l’impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l’horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix auprès d’elle, et que je ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En partant, elle m’embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avais dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j’avais repris l’empire sur