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à l’entrée de la mauvaise saison, m’étonna d’autant plus que je l’avais quittée trente-six heures auparavant sans qu’il en fût question. Je lui demandai qui elle emmènerait avec elle. Elle me dit qu’elle emmènerait son fils avec M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment : Et vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi ? Comme je ne crus pas qu’elle parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous entrions j’étais à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l’utilité du cortège d’un malade pour un autre malade ; elle parut elle-même n’en avoir pas fait tout de bon la proposition, et il n’en fut plus question. Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont elle s’occupait avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir dans quinze jours.

Je n’avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour comprendre qu’il y avait à ce voyage un motif secret qu’on me taisait. Ce secret, qui n’en était un dans toute la maison que pour moi, fut découvert dès le lendemain par Thérèse, à qui Teissier, le maître d’hôtel, qui le savait de la femme de chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame d’Épinay, puisque je ne le tiens pas d’elle, il est trop lié avec ceux que j’en tiens, pour que je puisse l’en séparer : ainsi je me tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus de trop de gens pour pouvoir être ignorés dans tous les entours de madame d’Épinay.

Instruit du vrai motif de ce voyage, j’aurais reconnu la secrète impulsion d’une main ennemie, dans la tentative de m’y faire le chaperon de madame d’Épinay ; mais elle avait si peu insisté, que je persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse, et je ris seulement du beau personnage que j’aurais fait là, si j’eusse eu la sottise de m’en charger. Au reste, elle gagna beaucoup à mon refus, car elle vint à bout d’engager son mari même à l’accompagner.

Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je vais transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de manière que tout le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez madame d’Épinay, et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils et le confident de la mère.