Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été dans le même cas, j’avais conservé toujours tous mes amis ; depuis ma plus tendre enfance, je n’en avais pas perdu un seul, si ce n’est par la mort, et cependant je n’en avais pas fait jusqu’alors la réflexion : ce n’était pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c’était un avantage alors commun à l’un et à l’autre, pourquoi donc s’en targuait-il par préférence, si ce n’est qu’il songeait d’avance à me l’ôter. Il s’attacha ensuite à m’humilier par des preuves de la préférence que nos amis communs lui donnaient sur moi. Je connaissais aussi bien que lui cette préférence ; la question était à quel titre il l’avait obtenue ; si c’était à force de mérite ou d’adresse, en s’élevant lui-même, ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré, entre lui et moi, toute la distance qui pouvait donner du prix à la grâce qu’il m’allait faire, il m’accorda le baiser de paix dans un léger embrassement qui ressemblait à l’accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j’étais ébahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut l’air de la réprimande qu’un précepteur fait à son disciple, en lui faisant grâce du fouet. Je n’y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les jugements fondés sur l’apparence, auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent l’audace et la fierté sont du côté du coupable, la honte et l’embarras du côté de l’innocent.

Nous étions réconciliés ; c’était toujours un soulagement pour mon cœur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute bien qu’une pareille réconciliation ne changea pas ses manières ; elle m’ôta seulement le droit de m’en plaindre. Aussi pris-je le parti d’endurer tout, et de ne dire plus rien.

Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un accablement qui ne me laissait guère la force de reprendre l’empire de moi-même. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de madame d’Houdetot, n’osant plus m’ouvrir à personne, je commençai de craindre qu’en faisant de l’amitié l’idole de mon cœur, je n’eusse employé ma vie qu’à sacrifier à des chimères. Épreuve faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute mon estime, et à qui mon cœur pût donner toute sa confiance : Duclos, que depuis ma retraite à l’Ermitage j’avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier qu’en lui