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une conversation que nous eûmes ensuite, et où je la trouvai mieux préparée qu’elle n’était la première fois, j’achevai de me laisser vaincre : j’en vins à croire que je pouvais avoir mal jugé, et qu’en ce cas j’avais réellement, envers un ami, des torts graves que je devais réparer. Bref, comme j’avais déjà fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d’Holbach, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j’avais droit d’exiger ; j’allai chez Grimm comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu’il m’avait faites ; toujours dans cette fausse persuasion, qui m’a fait faire en ma vie mille bassesses auprès de mes feints amis, qu’il n’y a point de haine qu’on ne désarme à force de douceur et de bons procédés ; au lieu qu’au contraire la haine des méchants ne fait que s’animer davantage par l’impossibilité de trouver sur quoi la fonder ; et le sentiment de leur propre injustice n’est qu’un grief de plus contre celui qui en est l’objet. J’ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et dans Tronchin, devenus mes deux plus incapables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort d’aucune espèce que j’aie eu jamais avec aucun des deux, et dont la rage s’accroît de jour en jour, comme celle des tigres, par la facilité qu’ils trouvent à l’assouvir.

Je m’attendais que, confus de ma condescendance et de mes avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n’avais jamais vue à personne. Je n’étais point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans l’embarras d’un rôle si peu fait pour moi, j’eus rempli en peu de mots et d’un air timide l’objet qui m’amenait près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu’il avait préparée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses rares vertus, et surtout dans l’amitié. Il appuya sur une chose qui d’abord me frappa beaucoup : c’est qu’on lui voyait toujours conserver les mêmes amis. Tandis qu’il parlait, je me disais tout bas qu’il serait bien cruel pour moi de faire seul exception à cette règle. Il y revint si souvent et avec tant d’affectation, qu’il me fit penser que, s’il ne suivait en cela que les sentiments de son cœur, il serait moins frappé de cette maxime, et qu’il s’en faisait un art utile à ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu’alors j’avais