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surtout qu’il ne m’aimait pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes que m’avaient là-dessus racontées M. de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l’estimaient ni l’un ni l’autre, et qui devaient le connaître, puisque madame de Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart, intime amie du feu comte de Friese, et que M. de Francueil, très-lié alors avec le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal, précisément quand Grimm commençait à s’y introduire. Tout Paris fut instruit de son désespoir après la mort du comte de Friese. Il s’agissait de soutenir la réputation qu’il s’était donnée après les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont j’aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j’eusse alors été moins aveuglé. Il fallut l’entraîner à l’hôtel de Castries, où il joua dignement son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous les matins il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu’il était en vue de l’hôtel ; mais au détour d’une certaine allée, des gens auxquels il ne songeait pas le virent mettre à l’instant son mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation, qu’on répéta, fut bientôt publique dans tout Paris, et presque aussitôt oubliée. Je l’avais oubliée moi-même : un fait qui me regardait servit à me la rappeler. J’étais à l’extrémité dans mon lit, rue de Grenelle : il était à la campagne ; il vint un matin me voir tout essoufflé, disant qu’il venait d’arriver à l’instant même ; je sus un moment après qu’il était arrivé de la veille, et qu’on l’avait vu au spectacle le même jour.

Il me revint mille faits de cette espèce ; mais une observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J’avais donné à Grimm tous mes amis sans exception ; ils étaient tous devenus les siens. Je pouvais si peu me séparer de lui, que j’aurais à peine voulu me conserver l’entrée d’une maison où il ne l’aurait pas eue. Il n’y eut que madame de Créqui qui refusa de l’admettre, et qu’aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là. Grimm, de son côté, se fit d’autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de Friese. De tous ces amis-là, jamais un seul n’est devenu le mien ; jamais il ne m’a dit un mot, pour m’engager de faire au moins leur connaissance ; et de tous ceux que j’ai quelquefois rencontrés chez lui, jamais un seul ne m’a marqué la moindre bienveillance, pas même le