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se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisants qu’il disait vouloir me rendre. C’était avec cet art qu’il faisait admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, et qu’il accoutumait insensiblement tout le monde à n’imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi, que des liaisons de bienfaits d’une part, et d’obligations de l’autre, sans y supposer, même dans les possibles, une amitié d’égal à égal. Pour moi, j’ai cherché vainement en quoi je pouvais être obligé à ce nouveau patron. Je lui avais prêté de l’argent, il ne m’en prêta jamais ; je l’avais gardé dans sa maladie ; à peine me venait-il voir dans les miennes ; je lui avais donné tous mes amis, il ne m’en donna jamais aucun des siens ; je l’avais prôné de tout mon pouvoir, et lui,… s’il m’a prôné, c’est moins publiquement, et c’est d’une autre manière. Jamais il ne m’a rendu ni même offert aucun service d’aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène ? Comment étais-je son protégé ? Cela me passait et me passe encore.

Il est vrai que, du plus au moins, il était arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu’avec moi. Je me souviens qu’une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à la tête, sur une espèce de démenti qu’il lui donna en pleine table, en lui disant grossièrement : Cela n’est pas vrai. À son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d’un parvenu, et devint même ridicule, à force d’être impertinent. Le commerce des grands l’avait séduit au point de se donner à lui-même des airs qu’on ne voit qu’aux moins sensés d’entre eux. Il n’appelait jamais son laquais que par eh ! comme si, sur le nombre de ses gens, monseigneur n’eût pas su lequel était de garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait l’argent par terre, au lieu de le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout à fait qu’il était homme, il le traitait avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui était un fort bon sujet, que madame d’Épinay lui avait donné, quitta son service, sans autre grief que l’impossibilité d’endurer de pareils traitements : c’était le Lafleur de ce nouveau Glorieux.

Aussi fat qu’il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure dégingandée, il avait des prétentions près des femmes ; et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprès de plusieurs d’entre