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existait cependant, même à la Chevrette, et je voyais que M. d’Épinay n’en était pas exempt. Sans paraître m’apercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet ; et huit jours après qu’elles m’eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots : Ecce sedes hic Tonantis. La pompe du début répond aux paroles, et toute la suite du motet est d’une beauté de chant qui frappa tout le monde. J’avais travaillé en grand orchestre. D’Épinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien accompagnée. Le motet eut un si grand succès, qu’on l’a donné dans la suite au Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l’indigne exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je donnai, pour la fête de M. d’Épinay, l’idée d’une espèce de pièce, moitié drame, moitié pantomime, que madame d’Épinay composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succès harmoniques. Une heure après on n’en parla plus : mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savais la composition.

À peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me plaisais pas trop, qu’il acheva de m’en rendre le séjour insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne, et dont je n’avais pas même l’idée. La veille de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j’occupais, contiguë à celle de madame d’Épinay ; on la prépara pour M. Grimm, et on m’en donna une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à madame d’Épinay, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J’en compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu’il y avait entre sa chambre et celle que je quittais une porte masquée de communication, qu’elle avait jugé inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n’était ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari : cependant, loin d’en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre,