Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu’elle les avait brûlées ; j’en osai douter à mon tour, et j’avoue que j’en doute encore. Non, l’on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie : eh Dieu ! qu’aurait-on donc dit de celles-là ? Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n’aura le courage d’en brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu’elle en ait abusé : je ne l’en crois pas capable ; et de plus, j’y avais mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d’être persiflé m’avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes lettres à l’abri des communications. Je portai jusqu’à la tutoyer la familiarité que j’y pris dans mon ivresse : mais quel tutoiement ! elle n’en devait sûrement pas être offensée. Cependant elle s’en plaignit plusieurs fois, mais sans succès : ses plaintes ne faisaient que réveiller mes craintes, et d’ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore en être, et qu’un jour elles soient vues, on connaîtra comment j’ai aimé.

La douleur que me causa le refroidissement de madame d’Houdetot, et la certitude de ne l’avoir pas mérité, me firent prendre le singulier parti de m’en plaindre à Saint-Lambert même. En attendant l’effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j’aurais dû chercher plus tôt. Il y eut des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de madame d’Houdetot d’un talent qu’elle aimait excita ma verve ; et un autre objet contribuait encore à l’animer, savoir, le désir de montrer que l’auteur du Devin du village savait la musique ; car je m’apercevais depuis longtemps que quelqu’un travaillait en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon début à Paris, les épreuves où j’y avais été mis à diverses fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière ; quantité de musique que j’y avais composée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres artistes, et sous leurs yeux ; enfin l’opéra des Muses galantes, celui même du Devin, un motet que j’avais fait pour mademoiselle Fel, et qu’elle avait chanté au Concert spirituel ; tant de conférences que j’avais eues sur ce bel art avec les plus grands maîtres, tout semblait devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il