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de mon imprudence. Madame d’Houdetot ne m’avait rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d’éviter, surtout dans le moment même, toute rupture et tout éclat ; et moi, par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j’allais achever de porter la rage dans le cœur d’une femme qui n’y était déjà que trop disposée. Je ne devais naturellement attendre, de sa part, qu’une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante, que je n’aurais pu, sans la plus indigne lâcheté, m’abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore que je n’étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou l’aller voir sur-le-champ ; l’alternative était inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l’explication que je prévoyais. Car comment m’en tirer, sans compromettre ni madame d’Houdetot, ni Thérèse ? Et malheur à celle que j’aurais nommée ! Il n’y avait rien que la vengeance d’une femme implacable et intrigante ne me fît craindre pour celle qui en serait l’objet. C’était pour prévenir ce malheur que je n’avais parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d’être dispensé d’énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m’autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme je venais de traiter madame d’Épinay. Mais ici commence la grande et noble tâche que j’ai dignement remplie, d’expier mes fautes et mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves, dont j’étais incapable, et que je ne commis jamais.

Je n’eus pas à soutenir la prise que j’avais redoutée, et j’en fus quitte pour la peur. À mon abord, madame d’Épinay me sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d’une ancienne amie, m’émut extrêmement ; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n’avaient pas grand sens ; elle m’en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit là. On avait servi ; nous allâmes à table, où dans l’attente de l’explication, que je croyais remise après le souper, je fis mauvaise figure ; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude qui m’occupe, que je ne saurais la cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui donner du courage ; cependant elle ne risqua point l’aventure : il n’y eut pas