Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le baron d’Holbach, qui n’était jamais venu, que je sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces derniers. Si j’eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j’aurais fort soupçonné madame d’Épinay d’avoir arrangé ce voyage, pour lui donner l’amusant cadeau de voir le citoyen amoureux. Mais j’étais alors si bête, que je ne voyais pas même ce qui crevait les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m’empêcha pourtant pas de trouver au baron l’air plus content, plus jovial qu’à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards, auxquels je ne comprenais rien. J’ouvrais de grands yeux sans rien répondre ; madame d’Épinay se tenait les côtés de rire ; je ne savais sur quelle herbe ils avaient marché. Comme rien ne passait encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j’aurais eu de mieux à faire, si je m’en étais aperçu, eût été de m’y prêter. Mais il est vrai qu’à travers la railleuse gaieté du baron l’on voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m’aurait peut-être inquiété, si je l’eusse aussi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la suite.

Un jour que j’allai voir madame d’Houdetot à Eaubonne, au retour d’un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu’elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame de Blainville, sœur de son mari, était là ; mais sitôt que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah ! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice ; mais il a de l’humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon cœur : je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j’espérais vous guérir, et dont, sans m’en parler, je vois qu’il me fait un crime. On nous a desservis, on m’a fait tort, mais n’importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant.

Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme, dont j’éprouvais les justes reproches, et dont j’aurais dû être le mentor. L’indignation que j’en ressentis contre moi-même eût suffi peut-