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eût été faible, je blâmerais ici sa conduite ; mais tout cela n’étant pas, je ne puis que l’applaudir et l’admirer. Le parti qu’elle prit était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s’éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l’avait lui-même engagée à me voir : c’était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à un éclat qu’elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l’estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie ; sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m’en guérir. Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas : elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l’intime et douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m’épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j’avais bien mérités.

Je me les épargnais encore moins moi-même ; sitôt que je fus seul, je revins à moi ; j’étais plus calme après avoir parlé : l’amour connu de celle qui l’inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m’en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs n’appelai-je point à mon aide pour l’étouffer ! Mes mœurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par l’amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir : passion de plus, qui, loin d’avoir rien à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour.

Qui croirait que cette dernière considération, qui devait ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda ? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul ? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d’Houdetot ? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire ? Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.

On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d’esprit, elle flattait ma passion ; c’en fut assez pour m’y livrer sans réserve, et rire même de