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manquait de finesse ; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait l’air jeune avec tout cela ; et sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante ; elle avait une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret ; sa taille était mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce tout à la fois. Elle avait l’esprit très-naturel et très-agréable ; la gaieté, l’étourderie et la naïveté s’y mariaient heureusement : elle abondait en saillies charmantes qu’elle ne recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d’assez jolis vers. Pour son caractère, il était angélique ; la douceur d’âme en faisait le fond ; mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle était surtout d’une telle sûreté dans le commerce, d’une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n’avaient pas besoin de se cacher d’elle. J’entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la haïssaient ; car pour elle, elle n’avait pas un cœur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu’elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de ses sentiments ; et je suis persuadé qu’elle parlait de son amant à son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel, c’est qu’étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de très-imprudentes pour elle-même, mais jamais d’offensantes pour qui que ce fût.

On l’avait mariée très-jeune et malgré elle au comte d’Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très-peu aimable, et qu’elle n’a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l’esprit, des vertus, des talents. S’il faut pardonner quelque chose aux mœurs du siècle, c’est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s’est cimenté que par une estime réciproque.

C’était un peu par goût, à ce que j’ai pu croire, mais beaucoup