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tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards ; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvait s’y trouver d’aimable en tout genre, que cette élite n’était guère moins chimérique que le monde imaginaire que j’avais abandonné.

Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami autant qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.

Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m’auraient pu contenter, si je les avais vues ; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d’appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j’y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borromées, dont l’aspect délicieux m’avait transporté ; mais j’y trouvai trop d’ornement et d’art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel