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et la vénération que j’avais pour sa mémoire m’était garant qu’à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la manière dont j’aurais traité son parent.

Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil ; et, avant de me livrer à mes réflexions, j’eus le courage de lire absolument tout ce que l’abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n’ai rien à en dire. Quant au jugement que j’en ai porté, il n’a point été imprimé, et j’ignore s’il le sera jamais ; mais il fut fait en même temps que l’extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l’administration qu’il avait choisie, et qui fit chasser de l’Académie française l’abbé de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l’administration précédente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés. J’achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l’extrait : mais je m’en tins là, sans vouloir continuer cette entreprise, que je n’aurais pas dû commencer.

La réflexion qui m’y fit renoncer se présente d’elle-même, et il était étonnant qu’elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de l’abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait même de si libres, qu’il était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l’abbé de Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu’on voyait bien que personne ne l’écoutait. Si j’étais parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français, je ne l’étais pas ; et en m’avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m’exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais. Heureusement, avant d’aller plus loin, je vis la prise que j’allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et d’hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m’y prisse, me mettre à l’abri du mal qu’ils voudraient me faire. Il n’y avait qu’une chose, en cela,