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dans l’idée que m’avaient donnée quelques lettres de lui, que madame de Créqui m’avait montrées, qu’il avait beaucoup plus d’esprit que je n’avais cru ; mais l’examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l’idée dont l’auteur n’a jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu’il avait des connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu’il proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l’honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être, depuis l’existence du genre humain, qui n’eut d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont, et qu’ils continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses contemporains.

Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l’auteur ses visions, c’était ne rien faire d’utile ; les réfuter à la rigueur était faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j’avais accepté et même demandé, m’imposait l’obligation d’en traiter honorablement l’auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile : ce fut de donner séparément les idées de l’auteur et les miennes, et pour cela, d’entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix.

Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolument séparées : l’une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l’auteur. Dans l’autre, qui ne devait paraître qu’après que la première aurait fait son effet, j’aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets : ce qui, je l’avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. À la tête de tout l’ouvrage devait être une vie de l’auteur, pour laquelle j’avais ramassé d’assez bons matériaux que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J’avais un peu vu l’abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse ;