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rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n’était pas que l’entretien tarît entre nous, et qu’elle parût s’ennuyer dans nos promenades ; mais enfin nous n’avions pas assez d’idées communes pour nous faire un grand magasin : nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient m’inspiraient des réflexions qui n’étaient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n’avait plus besoin de paroles ; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des quolibets. C’est surtout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre avec quelqu’un qui sait penser. Je n’avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle ; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu’il fallait avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune : sa mère, qui m’était devenue importune, me forçait à les épier. J’étais gêné chez moi, c’est tout dire, l’air de l’amour gâtait la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l’intimité.

Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s’y plaire autant que moi. Le plaisir n’est point une chose qui dépende de la volonté. J’étais sûr de son cœur, ce m’était assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle ; quand cela n’était pas, je préférais son contentement au mien.

Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m’était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquait m’empêchait de goûter ce que j’avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m’a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit.

Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m’avait donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n’était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces qui n’avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale,