Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Madame le Vasseur, qui vit que j’avais gagné du terrain sur le cœur de sa fille, et qu’elle en avait perdu, s’efforça de le reprendre ; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l’aliéner tout à fait. Un des moyens qu’elle employa fut d’appeler sa famille à son aide. J’avais prié Thérèse de n’en faire venir personne à l’Ermitage ; elle me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter ; et puis on lui fit promettre de ne m’en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile ; quand une fois on a fait à quelqu’un qu’on aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j’étais à la Chevrette, l’Ermitage était plein de monde qui s’y réjouissait assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d’un bon naturel ; cependant, de quelque façon que s’y prît la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et l’engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour : et voyant d’un côté sa fille et moi, chez qui l’on pouvait vivre, et puis c’était tout ; de l’autre, Diderot, Grimm, d’Holbach, madame d’Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque chose, elle n’estima pas qu’on pût jamais avoir tort dans le parti d’une fermière générale et d’un baron. Si j’eusse eu de meilleurs yeux, j’aurais vu dès lors que je nourrissais un serpent dans mon sein ; mais mon aveugle confiance, que rien encore n’avait altérée, était telle, que je n’imaginais pas même qu’on pût vouloir nuire à quelqu’un qu’on devait aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de ceux que j’appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me forcer d’être heureux à leur mode, plutôt qu’à la mienne.

Quoique Thérèse refusât d’entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui garda derechef le secret : son motif était louable ; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble : cela les rapprochait ; et Thérèse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que j’étais seul ; car je ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j’avais eu durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour l’orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement