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à moi ce qu’elle recevait de tous. J’aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu’elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien ? Ce que j’avais fait pour sa fille, je l’avais fait pour moi ; mais ce que j’avais fait pour elle méritait de sa part quelque reconnaissance ; elle en aurait dû savoir gré du moins à sa fille, et m’aimer pour l’amour d’elle, qui m’aimait. Je l’avais tirée de la plus complète misère ; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l’avait longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n’avait rien fait ; et ses autres enfants qu’elle avait dotés, pour lesquels elle s’était ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m’avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m’intéresser, quand elle l’apprenait plus tôt que moi. De quel œil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse ; Que devais-je penser surtout des sentiments qu’elle s’efforçait de donner à sa fille ? Quelle monstrueuse ingratitude devait être la sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer ?

Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards et la considération d’un fils ; mais il est vrai que je n’aimais pas à rester longtemps avec elle, et il n’est guère en moi de savoir me gêner.

C’est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j’ai vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l’atteindre, et sans qu’il y ait eu de ma faute à l’avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d’un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu’à la fin de nos jours ; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j’ai pu la changer.