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m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement ! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant et dix ans après, n’a jamais su trouver la chose qu’il avait à dire, ni le mot qu’il devait employer. Qu’on cherche l’état du monde le plus contraire à mon naturel ; on trouvera celui-là. Qu’on se rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais d’être moi ; on le trouve encore dans le temps dont je parle ; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j’avais voulu m’élever.

Ce changement commença sitôt que j’eus quitté Paris, et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l’indignation qu’il m’avait inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser ; quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon cœur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n’en distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l’ardent enthousiasme qui m’avait transporté si longtemps et sans qu’on s’en aperçût, sans presque m’en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide ; en un mot, le même Jean-Jacques que j’avais été auparavant.

Si la révolution n’eût fait que me rendre à moi-même et s’arrêter là, tout était bien ; mais malheureusement elle alla plus loin, et m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès lors mon âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution : époque terrible et fatale d’un sort qui n’a point d’exemple chez les mortels.

N’étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C’est aussi ce qu’ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n’avais jamais si bien senti la