Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affaires publiques, dans la dignité d’une espèce de représentation, dans l’orgueil des projets d’avancement ; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l’éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m’arracher des soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j’avais pu m’assujettir, tous les projets d’ambition, qui, par accès, avaient animé mon zèle, n’avaient d’autre but que d’arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m’être mis dans l’honnête aisance que j’avais cru seule pouvoir m’y conduire, je jugeais, par ma situation particulière, être en état de m’en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n’avais pas un sou de rente : mais j’avais un nom, des talents ; j’étais sobre, et je m’étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l’opinion. Outre cela, quoique paresseux, j’étais laborieux cependant quand je voulais l’être ; et ma paresse était moins celle d’un fainéant, que celle d’un homme indépendant, qui n’aime à travailler qu’à son heure. Mon métier de copiste de musique n’était ni brillant ni lucratif ; mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d’avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l’ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance pour n’être pas à l’étroit ; et plusieurs ouvrages que j’avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m’excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s’occupaient utilement, n’était pas d’un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m’avait fait choisir.

J’aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif ; et au lieu d’asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j’avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l’abondance et même dans l’opulence, pour