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son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de l’incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C’était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé. Le parlement venait d’être exilé ; la fermentation était au comble : tout menaçait d’un prochain soulèvement. La brochure parut ; à l’instant toutes les autres querelles furent oubliées ; on ne songea qu’au péril de la musique française, et il n’y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n’en est jamais bien revenue. À la cour on ne balançait qu’entre la Bastille et l’exil ; et la lettre de cachet allait être expédiée, si M. de Voyer n’en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l’État, on croira rêver. C’est pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote.

Si l’on n’attenta pas à ma liberté, l’on ne m’épargna pas du moins les insultes ; ma vie même fut en danger. L’orchestre de l’Opéra fit l’honnête complot de m’assassiner quand j’en sortirais. On me le dit, je n’en fus que plus assidu à l’Opéra, et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet, officier des mousquetaires, qui avait de l’amitié pour moi, avait détourné l’effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venait d’avoir la direction de l’Opéra. Le premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées, et cela de la façon la plus malhonnête qu’il fût possible, c’est-à-dire en me les faisant refuser publiquement à mon passage ; de sorte que je fus obligé de prendre un billet d’amphithéâtre, pour n’avoir pas l’affront de m’en retourner ce jour-là. L’injustice était d’autant plus criante, que le seul prix que j’avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes entrées à perpétuité ; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs, et que j’eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu’on m’envoya pour mes honoraires, par le caissier de l’Opéra, cinquante louis que je n’avais pas demandés ; mais outre que ces cinquante louis ne faisaient pas même la somme qui me revenait dans les règles, ce payement