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la première que j’aie eue avec lui ; et nous n’en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu’il prétendait que je devais faire, et moi m’en défendant parce que je croyais ne le devoir pas.

Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener souper chez madame d’Épinay, il ne le voulut point ; et, quelque effort que le désir d’unir tous ceux que j’aime m’ait fait faire en divers temps pour l’engager à la voir, jusqu’à la mener à sa porte qu’il nous tint fermée, il s’en est toujours défendu, ne parlant d’elle qu’en termes très-méprisants. Ce ne fut qu’après ma brouillerie avec elle et avec lui qu’ils se lièrent et qu’il commença d’en parler avec honneur.

Depuis lors Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche d’aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n’étaient pas plus à leur aise, c’était mauvaise volonté de ma part, et qu’elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le crédit de madame d’Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos ainsi que d’Holbach dans leur ligue ; mais le premier s’y refusa toujours. J’eus alors quelque vent de tout ce manège ; mais je ne l’appris bien distinctement que longtemps après, et j’eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j’étais, à la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.

Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j’eus le temps, dans cet intervalle, d’en faire l’ouverture et le divertissement. Ce divertissement, tel qu’il est gravé, devait être en action d’un bout à l’autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des tableaux très-agréables. Mais quand je proposai cette idée à l’Opéra, on ne m’entendit seulement pas, et il fallut coudre des chants et des danses à l’ordinaire : cela fit que ce divertissement, quoique plein d’idées charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très-médiocrement. J’ôtai le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l’avais fait d’abord et qu’il est gravé ; et ce récitatif, un peu francisé, je l’avoue, c’est-à-dire traîné par les acteurs, loin de choquer personne, n’a pas moins réussi que les airs, et a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma pièce à