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voltât les oreilles moutonnières. Je consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m’en mêler.

Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation, l’on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière répétition. J’y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l’abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut passable ; j’en fus plus content que je ne m’y étais attendu. L’orchestre était nombreux, composé de ceux de l’Opéra et de la Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin ; mademoiselle Fel, Colette ; Cuvilier, le Devin ; les chœurs étaient ceux de l’Opéra. Je dis peu de chose : c’était Jelyotte qui avait tout dirigé ; je ne voulus pas contrôler ce qu’il avait fait ; et, malgré mon ton romain, j’étais honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde.

Le lendemain, jour de la représentation, j’allai déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition de la veille, et de la difficulté qu’il y avait eu d’y entrer. Un officier qui était là dit qu’il était entré sans peine, conta au long ce qui s’y était passé, dépeignit l’auteur, rapporta ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit ; mais ce qui m’émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simplicité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il m’était très-clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n’y avait point été, puisqu’il avait devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu’il disait avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette scène fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme était d’un certain âge ; il n’avait point l’air ni le ton fat et avantageux ; sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m’intéressait, malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu’il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j’étais sur les épines ; je cherchais quelquefois en moi-même s’il n’y aurait pas moyen de le croire dans l’erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu’un ne me reconnût et ne lui en fit l’affront, je me hâtai d’achever mon chocolat sans rien dire ; et, baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible, tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m’aperçus dans la rue que j’étais en sueur ; et je suis sûr que si quelqu’un m’eût reconnu et nommé avant ma