Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sombre coloris qu’il donnait à ses ouvrages ; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes ; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard sur la durée du monde : en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire, qui, n’étant alors qu’une bonne femme, ne faisait pas encore du bel esprit ; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantait comme un ange ; madame de Valmalette elle-même, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle était à peu près la société de M. Mussard, qui m’aurait assez plu si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m’avait plu davantage ; et je puis dire que pendant plus de six mois j’ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.

Il y avait longtemps qu’il prétendait que pour mon état les eaux de Passy me seraient salutaires, et qu’il m’exhortait à les venir prendre chez lui. Pour me tirer un peu de l’urbaine cohue, je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j’étais à la campagne, que parce que j’y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous avions vus l’un et l’autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j’allai rêver comment on pourrait faire pour donner en France l’idée d’un drame de ce genre ; car les Amours de Ragonde n’y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j’y adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin ; et au thé, je ne pus m’empêcher de montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui était en vérité une très-bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j’avais esquissés étaient le premier monologue, J’ai perdu mon serviteur ; l’air du Devin, L’amour croît s’il s’inquiète, et le dernier duo, À jamais, Colin, je t’engage, etc. J’imaginais si peu que cela valût la peine d’être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l’un et de l’autre, j’allais jeter au feu mes chiffons et n’y plus penser, comme j’ai