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ici mention, furent l’effet de mes premiers succès, et durèrent jusqu’à ce que la curiosité fût satisfaite. J’étais un homme sitôt vu, qu’il n’y avait rien à voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce temps-là, tint plus solidement que toutes les autres : ce fut madame la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte, dont le frère avait précédé M. de Montaigu dans l’ambassade de Venise, et que j’avais été voir à mon retour de ce pays-là. Madame de Créqui m’écrivit ; j’allai chez elle : elle me prit en amitié. J’y dînais quelquefois, j’y vis plusieurs gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l’auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très-cruel ennemi sans que j’en puisse imaginer d’autre cause, sinon que je porte le nom d’un homme que son père a bien vilainement persécuté.

On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son métier du matin jusqu’au soir, j’avais des distractions qui ne rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m’empêchaient d’être aussi attentif à ce que je faisais pour le bien faire ; aussi perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu’on me laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur. J’allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu’il ne s’en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait bien, et, quoiqu’il ne sût pas la musique, il apprenait sa partie avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J’y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire bâtissaient tant bien que mal. Je ne puis m’empêcher de regretter ces trios faits et chantés dans des moments de bien pure joie, et que j’ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils méritaient d’être conservés, et sont pour la plupart d’un très-bon contrepoint. Ce fut après quelqu’un de ces petits voyages, où j’avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où je m’égayais fort aussi, que j’écrivis au vicaire, fort rapidement et fort mal, une épître en vers qu’on trouvera parmi mes papiers.