Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour : Grimm, vous me négligez ; je vous le pardonne : quand la première ivresse des succès bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le vide, j’espère que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez toujours : quant à présent, ne vous gênez point ; je vous laisse libre, et je vous attends. Il me dit que j’avais raison, s’arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus qu’avec nos amis communs.

Notre principal point de réunion, avant qu’il fût aussi lié avec madame d’Épinay qu’il le fut dans la suite, était la maison du baron d’Holbach. Cedit baron était un fils de parvenu, qui jouissait d’une assez grande fortune, dont il usait noblement, recevant chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son savoir et ses lumières, tenant bien sa place au milieu d’eux. Lié depuis longtemps avec Diderot, il m’avait recherché par son entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle m’empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour qu’il m’en demanda la raison, je lui dis : Vous êtes trop riche. Il s’obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses : je ne me suis jamais bien trouvé d’y avoir cédé.

Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j’eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs années que je l’avais vu pour la première fois à la Chevrette, chez madame d’Épinay, avec laquelle il était très-bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit le même jour ; mais nous causâmes quelques moments après le dîner. Madame d’Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s’était prévenu pour moi, m’avait invité à l’aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je n’eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance : mais, encouragé par mon premier succès et par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir ; et ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre cœur, que la droiture et la probité peuvent s’allier quelquefois avec la culture des lettres.

Beaucoup d’autres liaisons moins solides, et dont je ne fais pas