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toujours très-peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n’eus pas un liard de mon premier Discours ; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et tirer sou à sou le peu qu’il me donnait. Cependant la copie n’allait point. Je faisais deux métiers, c’était le moyen de faire mal l’un et l’autre.

Ils se contrariaient encore d’une autre façon, par les diverses manières de vivre auxquelles ils m’assujettissaient. Le succès de mes premiers écrits m’avait mis à la mode. L’état que j’avais pris excitait la curiosité ; l’on voulait connaître cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa manière : c’en était assez pour qu’il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s’emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquais les gens, plus ils s’obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j’étais incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m’y prisse, je n’avais pas par jour une heure de temps à moi.

Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier ; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps qu’on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d’assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d’exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m’aurait pas donné un écu si je l’avais demandé, ne cessait de m’importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d’arrogance et d’ostentation. On se doutera bien que le parti que j’avais pris, et le système que je voulais suivre, n’étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchait pas de suivre les directions de sa mère ; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt,