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maturité des ans commençant à me rendre sage, j’étais déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi. Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, où il n’y avait cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l’inquiétude d’esprit que me donna ce dépôt me firent sentir que je n’étais point fait pour être caissier ; et je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence n’ait contribué à la maladie où je tombai après son retour.

J’ai dit dans ma première partie que j’étais né mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes premières années, une rétention d’urine presque continuelle ; et ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout cependant ; ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma santé s’affermit tellement durant ma jeunesse, qu’excepté la maladie de langueur dont j’ai raconté l’histoire, et de fréquents besoins d’uriner que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu’à l’âge de trente ans sans presque me sentir de ma première infirmité. Le premier ressentiment que j’en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j’avais souffertes me donnèrent une ardeur d’urine et des maux de reins que je gardai jusqu’à l’entrée de l’hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n’eus pas la moindre incommodité. Après m’être épuisé plus d’imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu’après la détention de Diderot que l’échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu’il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n’ai jamais recouvré ma première santé.

Au moment dont je parle, m’étant peut-être un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu’auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l’on puisse imaginer. Madame Dupin m’envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les