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le goût que son père avait pour la médecine empirique et pour l’alchimie : elle faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistères ; elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse, s’emparèrent d’elle, l’obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.

Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent cœur fut à l’épreuve et demeura toujours le même : son caractère aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne s’altérèrent jamais ; et même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l’indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle âme lui conserva jusqu’à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours.

Ses erreurs lui vinrent d’un fonds d’activité inépuisable qui voulait sans cesse de l’occupation. Ce n’était pas des intrigues de femmes qu’il lui fallait, c’était des entreprises à faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. À sa place, madame de Longueville n’eût été qu’une tracassière ; à la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l’État. Ses talents ont été déplacés ; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tête et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu’employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu’à ses forces, elle échouait par la faute des autres ; et son projet venant à manquer, elle était ruinée où d’autres n’auraient presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en l’empêchant de s’y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s’y livrer. Le bon évêque de Bernex, avec moins d’esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points ; et madame de Warens, qu’il appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chan-