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Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d’enfants, n’ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu’elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue ; et, voyant que sur cet accueil on l’en croyait amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

Il y avait six ans qu’elle y était quand j’y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très-doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très-piquante. Elle était petite de stature, courte même, et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité ; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras.

Son éducation avait été fort mêlée : elle avait ainsi que moi perdu sa mère dès sa naissance ; et, recevant indifféremment des instructions comme elles s’étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses maîtres, et beaucoup de ses amants, surtout d’un M. de Tavel, qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne qu’il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d’ordre qu’elle y mit empêcha que ses diverses études n’étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu’elle eût quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de prendre