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livres qu’une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut les lire que d’une main.

En moins d’un an j’épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri de mes goûts d’enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus nobles que ceux que m’avait donnés mon état ; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m’aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l’objet. J’étais aussi loin du véritable que si je n’avais point eu de sexe ; et déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité : ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût ; enfin que l’état fictif où je venais à bout de me mettre me fît oublier mon état réel, dont j’étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m’en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m’entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine et la première cause d’un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.

J’atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant