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saule une partie de l’eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente, que l’eau ne coulait point ; la terre s’éboulait et bouchait la rigole ; l’entrée se remplissait d’ordures ; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta : Labor omnia vincit improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à l’eau son écoulement ; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d’autres posées en angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits bouts de bois minces et à claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée ; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d’espérance et de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siècles d’attente, cette heure vint enfin : M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très-heureusement il tournait le dos.

À peine achevait-on de verser le premier seau d’eau, que nous commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. À cet aspect, la prudence nous abandonna ; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier : et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et, criant à pleine tête : Un aqueduc ! un aqueduc ! frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu’il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétait sans cesse : Un aqueduc ! s’écriait-il en brisant tout, un aqueduc ! un aqueduc !

On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes ; on se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla