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même, je n’osai jamais. Un beau monsieur l’épée au côté aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il ? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit : Qu’ils mangent de la brioche. J’achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il fallait qu’il n’y eût qu’une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais aussi quand j’avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j’allais trouver ma bouteille au fond d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d’un tête-à-tête : c’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c’est comme si mon livre dînait avec moi.

Je n’ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n’étaient pas fort indiscrets : cependant ils se découvrirent ; les bouteilles me décelèrent. On ne m’en fit pas semblant, mais je n’eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C’était un très-galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté du cœur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu’on n’attendrait pas d’un officier de maréchaussée, même très-humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n’aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté d’un métier auquel je n’étais pas propre et d’une situation très-gênante, qui n’avait rien d’agréable pour moi, après un an d’essai, durant lequel je n’épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu’il n’eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas n’est assurément pas ce que j’approuve.

Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j’en faisais avec celui que j’avais quitté ; c’était