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homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l’en rendre digne s’il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu’Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumières, je n’avais pas le sang-froid et la fermeté d’Anet, ni cette force de caractère qui en imposait, et dont j’aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu’Anet avait trouvées en moi : la docilité, l’attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j’avais de ses soins, et l’ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu’un pédant importun qui n’avait que du babil. Au contraire, il s’admirait lui-même comme un homme important dans la maison ; et, mesurant les services qu’il y croyait rendre sur le bruit qu’il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. À quelque égard il n’avait pas tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard ; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles ; et c’est sous ce dernier nom qu’il a été connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, où il s’est marié.

Enfin tant fit l’illustre personnage qu’il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j’avais le malheur de lui déplaire, c’était maman et non pas moi qu’il grondait, la crainte de l’exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu’il désirait ; et chaque fois qu’il fendait du bois, emploi qu’il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n’était pourtant pas absolument d’un mauvais naturel : il aimait maman parce qu’il était impossible de ne la pas aimer ; il n’avait même pas pour moi de l’aversion ; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu’il n’était qu’un sot : après quoi il n’en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d’ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas, qu’il était difficile de lui parler raison, et presque impossible de se plaire avec lui. À la possession d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût